La picachanson n°5 : Petit Pays
Régulièrement, en cette année picassienne 2020-2021, le collège Picasso vous fait découvrir une chanson. De tous les styles et de toutes les époques, de tous les genres musicaux… Aux confluences de tous les arts et de toutes les traditions, la chanson est sans doute un art mineur… ou plutôt c’est ce qu’elle aime bien nous faire croire, pour nous toucher plus facilement ! Ouvrez vos chakras, vos oreilles et vos cœurs : voici venir la picachanson !
Les élèves de 305 et de 306 lisent en ce moment-même le roman Petit Pays de Gaël Faye. Dans ce roman autobiographique, l’auteur évoque la guerre civile et le génocide s’étant déroulés au Rwanda en 1994. Ce génocide a fait environ un million de victimes en à peine cent jours. Gael Faye, né en 1982 à Bujumbura (la capitale du Burundi, pays voisin du Rwanda), il a fui son pays natal vers la France, en 1995, à l’âge de treize ans. Le personnage de son roman autobiographique dit « je » (ce qu’on appelle un narrateur interne), mais ce n’est pas vraiment lui. Il s’appelle Gabriel (notez le seul ajout des lettres BRI au milieu du prénom Gaël). Car, pour raconter la vérité, il faut parfois savoir inventer les détails…
Gaël Faye explique ainsi ceci à propos de lui-même, au Burundi, et du personnage de Gabriel : « J’étais en colère contre le monde, contre les tiraillements : j’étais métis, français, on m’en avait fait baver à Bujumbura à cause de cela. On disait que j’étais un Français, un traître, ce qui apparaît dans le roman puisque c’est l’histoire de Gabriel. Au même moment, je savais que, de l’autre côté de la frontière, la famille de ma mère avait été décimée. Lorsqu’on observe, aujourd’hui encore, les relations franco‑rwandaises, il est difficile d’avoir cette double identité. »
Ce roman a été publié en 2016, avec un très grand succès à la clef. Il a notamment reçu le prix Goncourt des lycéens, le prix du roman Fnac et le prix du premier roman.

Ce roman a récemment été adapté au cinéma, dans un film réalisé par Eric Barbier.
Mais, au départ, Gaël Faye n’est pas un romancier. C’est un chanteur. Il se décrit lui-même comme « auteur » ou « rappeur ». Lorsqu’on lui demande comment se définir, voici ce qu’il répond, en octobre 2018 : « Je fais en sorte que cette question n’ait pas d’importance, mais le mot qui me correspond est « auteur » puisqu’on peut parler d’un auteur de romans ou de chansons. « Écrivain » est un beau mot, mais si pompeux et compliqué à assumer. « Rappeur » ne me dérange pas, cela dit le statut charrie tellement de clichés qu’il faut toujours s’en justifier. Les rappeurs ont d’ailleurs intégré ces représentations : quand tu es rappeur, tu dois correspondre à un morphotype. J’aime « chansonnier », plus précisément, j’aime l’idée d’une création liée au quotidien… J’aime « écrivain public », être attaché au cœur battant du monde. Se qualifier d’écrivain place l’individu dans une tour d’ivoire, dire « je suis écrivain » véhicule des postures qui ne sont pas les miennes. »
Dès 2013, il avait en effet publié son premier album, Pili-Pili sur un croissant au beurre (voir l’encadré « Histoire des Arts », en bas de l’article), et, sur cet album, figurait déjà une chanson nommée Petit Pays.
Cette chanson est écrite en français, pour les couplets, et en kirundi pour les refrains. Il s’agit des deux langues officielles du burundi (le kirundi est très proche d’une des quatre langues officielles du Rwanda, le Kinyarwanda). Pourtant, Gaël Faye ne parle pas le kirundi, il a collaboré pour cette chanson avec l’artiste Francis Muhire. Voici comment nous pourrions traduire les paroles du refrain :
Gahugu gatoyi (Petit pays) Gahugu kaniniya (Grand pays) Warapfunywe ntiwapfuye (Tu as été froissé mais tu n'es pas mort) Waragowe ntiwagoka (Tu as souffert, mais la souffrance ne t'a pas abattu) Gahugu gatoyi (Petit pays) Gahugu kaniniya (Grand pays) (source de la traduction : clic)
Le roman n’est pas l’adaptation directe de cette chanson : les élèves n’y retrouveront aucun de ses personnages. Mais ils y reconnaîtront de nombreux thèmes… À commencer par l’exil et le dépaysement, qui sont présents dès la chanson introductive de l’album, À France, dont voici le refrain : « Souffrance, par pudeur faut pas que j’l’exhib’ / Je vis dans mes rêves, mes espoirs, mes espérances / C’est ça qui me tue d’être écartelé entre Afrique et France. ». Les autres thèmes : la souffrance, la nostalgie, l’enfance, la guerre… mais aussi l’écriture comme une thérapie. Gaël Faye a expliqué, dans de nombreuses interviews, qu’il a trouvé, dans la musique et le rap, puis dans l’écriture romanesque, la force et l’énergie de se construire dans son identité.
Cette chanson est aussi bien écrite qu’un poème de Verlaine. Les mots y résonnent entre eux, mais ils y résonnent aussi directement avec la Terre. C’est la force tellurique de l’humanité qui y est interrogée. Gaël Faye explique très bien qu’il ne voulait pas décrire l’Afrique comme un continent de danger. Que les descriptions de l’Afrique qu’il avait lues dans la littérature lui avaient souvent laissé un goût amer dans la bouche : « Plus largement, j’ai lu d’autres écrivains qui évoquent l’Afrique, je pense au « Voyage au bout de la nuit » de Céline. J’ai trouvé la langue très forte, mais toute la partie consacrée à l’Afrique m’a agacé, les descriptions, la chaleur, les moustiques… on a l’impression que l’Afrique est un marécage. J’ai lu Kapuscinski ou « Terre d’ébène » d’Albert Londres et, à chaque fois, l’Afrique est un environnement hostile. » C’est ainsi pourquoi il a doublement utilisé ce titre, « Petit Pays » : pour sa portée affective. Et il explique que le roman est « une longue lettre d’amour à un pays. »
Aujourd’hui, Gaël Faye est retourné vivre au Burundi, avec sa famille.
Quant à la la chanson, la voici. Belle écoute, et à dimanche prochain.
Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Warapfunywe ntiwapfuye Waragowe ntiwagoka Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Une feuille et un stylo apaisent mes délires d'insomniaque Loin dans mon exil, petit pays d'Afrique des Grands Lacs Remémorer ma vie naguère avant la guerre Trimant pour me rappeler mes sensations sans rapatriement Petit pays je t'envoie cette carte postale Ma rose, mon pétale, mon cristal, ma terre natale Ça fait longtemps les jardins de bougainvilliers Souvenirs renfermés dans la poussière d'un bouquin plié Sous le soleil, les toits de tôles scintillent Les paysans défrichent la terre en mettant l'feu sur des brindilles Voyez mon existence avait bien commencé J'aimerais recommencer depuis l'début, mais tu sais comment c'est Et nous voilà perdus dans les rues de Saint-Denis Avant qu'on soit séniles on ira vivre à Gisenyi On fera trembler le sol comme les grondements de nos volcans Alors petit pays, loin de la guerre on s'envole quand ? Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Warapfunywe ntiwapfuye Waragowe ntiwagoka Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Petit bout d'Afrique perché en altitude Je doute de mes amours, tu resteras ma certitude Réputation recouverte d'un linceul Petit pays, pendant trois mois, tout l'monde t'a laissé seul J'avoue j'ai plaidé coupable de vous haïr Quand tous les projecteurs étaient tournés vers le Zaïre Il fallait reconstruire mon p'tit pays sur des ossements Des fosses communes et puis nos cauchemars incessants Petit pays : te faire sourire sera ma rédemption Je t'offrirai ma vie, à commencer par cette chanson L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d'avril Tu m'as appris le pardon pour que je fasse peau neuve Petit pays dans l'ombre le diable continue ses manœuvres Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent Je suis semence d'exil d'un résidu d'étoile filante Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Warapfunywe ntiwapfuye Waragowe ntiwagoka Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Un soir d'amertume, entre le suicide et le meurtre J'ai gribouillé ces quelques phrases de la pointe neutre de mon feutre J'ai passé l'âge des pamphlets quand on s'encanaille J'connais qu'l'amour et la crainte que celui-ci s'en aille J'ai rêvé trop longtemps d'silence et d'aurore boréale À force d'être trop sage j'me suis pendu avec mon auréole J'ai gribouillé des textes pour m'expliquer mes peines Bujumbura, t'es ma luciole dans mon errance européenne Je suis né y'a longtemps un mois d'août Et depuis dans ma tête c'est tous les jours la saison des doutes Je me navre et je cherche un havre de paix Quand l'Afrique se transforme en cadavre Les époques ça meurt comme les amours Man j'ai plus de sommeil et je veille comme un zamu Laissez-moi vivre, parole de misanthrope Citez m'en un seul de rêve qui soit allé jusqu'au bout du sien propre Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Warapfunywe ntiwapfuye Waragowe ntiwagoka Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Petit pays Quand tu pleures, je pleure Quand tu ris, je ris Quand tu meurs, je meurs Quand tu vis, je vis Petit pays, je saigne de tes blessures Petit pays, je t'aime, ça j'en suis sûr Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya Warapfunywe ntiwapfuye Waragowe ntiwagoka Gahugu gatoyi Gahugu kaniniya (ad lib)
Histoire des arts :
Petit Pays est une chanson composée et écrite par Gael Faye avec Guillaume Poncelet et Francis Muhire, éditée par Motown France. Elle est publiée sur l’album Pili-Pili sur un croissant au beurre, sorti en 2013. Il était auparavant membre du duo de hip-hop Coffee Milk & Sugar, et l’album entier est tiraillé entre jazz (son réalisateur, Guillaume Poncelet, est membre de l’Orchestre National de jazz), hip-hop teinté de sonorités et de rythmes africains.
Dans la chanson Président, morceau le plus engagé de l’album, l’auteur évoque avec tristesse, mais non sans colère la situation politique compliquée du Burundi, entre coups d’état, censure, intervention de l’ONU et la peur permanente de la guerre civile et des massacres. Dans la première chanson de l’album, À France, il dit aussi, au détour d’un couplet, qu’enfant, il se rêvait ministre… Être un acteur de sa société, en tout cas. Faire avancer le monde…
Revenons une demi-seconde sur le nom de l’album : Pili-Pili sur un croissant au beurre. Le pili-pili est un piment rouge, indissociable de la cuisine africaine. Le croissant au beurre est, au contraire, l’emblème de la gastronomie française. L’association de ces deux termes opposés (on appellera cela une antithèse ou même un oxymore, suivant comment l’on voit les choses), donne évidemment l’idée majeure qui ressort de l’album comme du roman Petit Pays… Le mélange des cultures. Le rappel que nos racines ne se soustraient pas, mais se cumulent. Nous sommes tous l’addition de chacun des fragments de notre histoire, qui constituent notre identité. N’oublions rien. Chacun de nos fragments est la force de notre être tout entier.
