La picachanson n°2 : Anissa

Régulièrement, en cette année picassienne 2020-2021, le collège Picasso vous fait découvrir une chanson. De tous les styles et de toutes les époques, de tous les genres musicaux… Aux confluences de tous les arts et de toutes les traditions, la chanson est sans doute un art mineur… ou plutôt c’est ce qu’elle aime bien nous faire croire, pour nous toucher plus facilement ! Ouvrez vos chakras, vos oreilles et vos cœurs : voici venir la picachanson !

Changement de style, changement d’époque, bienvenue dans notre monde. Une semaine après Tes parents de Vincent Delerm, la deuxième picachanson de l’année est l’une des chansons les plus populaires du moment. Passons donc notre dimanche avec… Anissa, de Wejdene !

Ce choix, forcément, parlera, cette fois, avantage aux élèves qu’aux parents. Il en faut pour tout le monde… Pour naviguer à vue, reconnaissons (par honnêteté) que l’usage intensif de la technologie auto-tune n’est sans doute pas la gloire de la musique actuelle… On pourra contester, par ailleurs, dans cette chanson et le clip associé, la qualité des textes, de l’interprétation, le style de la décoration… (ad lib) N’en jetons plus.

Pourtant, arrêtons-nous quelques instants sur ce qui rend cette chanson étudiable en cours de français. Car oui, bien sûr, on peut étudier Wejdene en classe, comme l’on étudierait Homère, Sartre ou Mallarmé. Il faut simplement remettre les éléments en perspective, et ne pas établir d’équivalences mal placées…

Tout d’abord, il s’agit d’une chanson dérivée directement des influences du rap originel : la chanteuse y scande son propre pseudonyme (cassant le quatrième mur cher au théâtre), c’est d’ailleurs le premier mot de la chanson (hors dialogue, dans le clip ci-dessous). Elle y intègre même son pseudonyme à ses paroles comme argument de sa propre personnalité : « Apparemment tu ne m’aimes pas / C’est une autre que t’aimes / Tu parles avec une Anissa / Mais moi j’m’appelle Wejdene ». C’est l’idée qu’elle n’a même pas besoin de convaincre son petit ami de ses qualités : son propre nom suffit à la qualifier. De fait, elle transforme ainsi son nom en marque, elle s’auto-érige comme une référence. C’est précisément ce qu’a inventé le rap, dès ses débuts, les chanteurs s’y auto-nommant avec véhémence, dès l’entame du morceau, ce qui était alors légitime car le rap était alors un vecteur de protestation. (Voir en bas de l’article, pour la partie Histoire des arts.) …cette dimension est étudiable en cours, avec n’importe quel niveau.

Alors, certes, peu de protestation chez Wejdene. Reconnaissons qu’elle ne critique pas grand chose, sinon la fidélité et l’hygiène de son petit ami… Mais parlons-en, justement ! De fait, nous avons bien ici une chanson d’amour (disons : de désamour), l’auteure questionnant ses sentiments envers l’ancien élu de son cœur (« J’étais déterminée / À construire quelque chose avec toi / Nous deux c’est terminé »). Les poèmes ou les chansons d’amour ont toujours fait la part belle aux situations de rupture, comme celle qui est interrogée ici. En croisant les genres littéraires, nous pourrions même glisser jusqu’au personnage de Fabrice Del Dongo, personnage du roman La Chartreuse de Parme de Stendhal, dont l’amour pour Clélia Conti est quelque peu tumultueux… Et même, pourquoi pas, remonter à l’Iliade d’Homère, en évoquant le désespoir d’Achille, à la mort de son ami intime Patrocle…
Notons encore que la chanteuse s’interroge sur la question du quotidien qui tuerait l’amour du couple (« Tu prends tes caleçons sales »…). Une question fort littéraire, exprimée par exemple, sur des thèmes similaires par Georges Brassens (La non-demande en mariage), et qu’on peut trouver d’autant plus étonnante dans la bouche d’une chanteuse… de seize ans. À tous ces titres, cette chanson pourrait être étudiée en français dans une séquence sur la rupture amoureuse, en quatrième, sur le thème du programme « Dire l’amour ».

Par ailleurs, sa jalousie étant exacerbée par le manque de morale du garçon en question (qui l’aurait trompée… avec sa cousine, il faut avouer que c’est laid), Wejdene interroge ses « valeurs » et ses « principes ». D’une manière ou d’une autre, cela se rattache donc au programme de français, toujours en quatrième : « Individu et société : confrontation de valeurs ? »

Notons qu’à l’origine, cette chanson a été inspirée à Wejdene par son histoire personnelle : elle parle, semble-t-il, de sa vraie cousine, et de son vrai (ex) petit ami… Cette chanson ne serait donc rien d’autre qu’une possibilité pour elle de parler de ses sentiments réels, d’exposer le fond de son cœur. C’est la définition-même de l’autobiographie… Et bien sûr, cela rend ainsi cette chanson accessible à une étude en classe de troisième, en français, sur le thème du programme « Se raconter, se représenter » (que l’ensemble des classes de troisième du collège étudient en ce moment-même).

Point d’orgue de la chanson, et qui en a fait tout son succès, cette fulgurance incroyable, dans une apostrophe rageuse à l’intention du petit ami coupable : « Tu hors de ma vue ». Comme chacun s’en rend compte instinctivement, cette réplique unilatérale, en forme de sentence, dont on imagine qu’elle fut initialement prononcée dans une discussion animée avec le garçon (au théâtre, on parlerait de « stichomythie »)… contient une énorme faute de français.
…Cherchons à comprendre cette erreur : l’expression idiomatique « hors de ma vue », qui associe un adverbe d’éloignement (« hors », contraction de « dehors ») à l’idée de vision, intime à la personne apostrophée de se déplacer au-delà du champ de vision de son interlocuteur. Pour le résumer, c’est une manière métaphorique de lui demander de… partir. (Pour le résumer encore plus vite : elle le quitte.) Cette expression fait partie de ce que le français appelle des phrases averbales (rappel de formation des mots : le préfixe <a> est ici « privatif »), donc sans verbe. Citons comme autres phrases averbales : « À table ! » ; « Prochaine sortie, le lycée ». Mais (attention, scoop) les phrases averbales ne le sont pas vraiment. Car oui, le verbe est le mot essentiel du français, celui qui porte le sens de la phrase. Et, de fait chacune de ces phrases est bien construite avec un verbe, simplement celui-ci est sous-entendu. Ainsi, « À table » signifie « Passons à table. ». De même, « Prochaine étape, le lycée » signifie évidemment « La prochaine étape mène au lycée ». Nous voyons bien que le verbe est bien là… mais il est omis pour obtenir des phrases plus rapides, plus efficaces, plus percutantes. Partant de ce postulat, il est aisé de comprendre que l’expression averbale et figée « Hors de ma vue » signifie quelque chose comme « Désormais, tu vas hors de ma vue », en y ajoutant le verbe aller conjugué au présent de l’indicatif ou, au choix, « Désormais, va hors de ma vue », en conjuguant le verbe aller au présent de l’impératif. Quoi qu’il en soit, si le verbe peut éventuellement se passer de pronom personnel (dans les formes apersonnelles – dont les temps du mode impératif, donc), le pronom personnel, lui, utilisé en fonction sujet, ne peut guère se passer de verbe. Et certainement pas dans cette expression-ci, quoi qu’il en soit. Nous avons donc bien ici une énooooorme faute de syntaxe. C’est dit.

Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Car, l’avons-nous dit dès la première phrase du précédent paragraphe, c’est bien la fulgurance de cette réplique-ci qui a fait le succès de cette chanson. « Tu hors de ma vue » a ainsi été repris comme slogan, à l’assemblée nationale, par un ancien candidat à la Présidence de la République, et est même devenu un hymne, réapproprié par des mouvements féministes…
Ce n’est pas la première fois qu’une faute de français (volontaire ou involontaire) fait le succès d’une œuvre… par exemple (parmi mille autres), en 1871, Arthur Rimbaud avait inventé les adjectifs abracadabrantesque et pioupiesque dans son poème Le cœur supplicié :
« Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l’ont dépravé. »

Rappelons que ce sont les particularités, les aspérités, les singularités (y compris… les défauts) qui font l’identité des êtres et des œuvres. Quoi que l’on en pense, c’est l’erreur de cette chanson qui l’a popularisée, qui a créé sa puissance de diffusion. Le nier, c’est nier la capacité du récepteur (le lecteur, le spectateur, l’auditeur…) à créer l’œuvre qu’il perçoit, avec la même légitimité que celle de son auteur.

Enfin, impossible de ne pas évoquer l’humour de la chanson et notamment celui de son clip. La faute de français évoquée ci-dessus y est assumée comme volontaire (disons-le cependant, de manière téléologique, car Wejdene a récemment confessé que ce n’est que lors de l’enregistrement qu’elle aurait compris son erreur de syntaxe), une professeure (aux allures de Brigitte Macron, notre actuelle première dame, qui fut elle-même professeure de français) cherchant à corriger l’erreur, mais Wejdene restant doctement fidèle à son inspiration initiale (même si elle l’exprime… de manière plus crue). L’erreur est donc réelle, mais assumée. Or, le français n’est pas une langue figée. On a le droit de la modifier, c’est même le principe de l’argot, par exemple… (Et l’argot, depuis des siècles, a profondément modifié et enrichi la langue française.)
De plus, l’humour, c’est le second degré, c’est ce qui rend acceptable tous les excès… L’humour est la définition-même du regard littéraire. Un texte contenant de l’humour est forcément, nécessairement, définitivement, étudiable en cours de français. A fortiori lorsque les élèves le connaissent déjà, mais n’ont pas conscience de sa portée…

Ainsi, devient-il possible de résumer en ces termes l’amplitude du programme de français au collège : toutes les œuvres littéraires de tous les pays et de toutes les époques, d’Homère à Wejdene… Et si nous pouvons les étudier en cours de français, pourquoi ne pas en faire notre picachanson ?

Bonne écoute, et à dimanche prochain.

Wej-dene

Alors comme ça tu m'as trompé
T'as cru qu'j'allais pas capter?
Et t'as changé d'parfum, d'numéro
Comme si par les keufs t'étais recherché

Apparemment tu n'm'aimes pas
C'est une autre que t'aimes
Tu parles avec une Anissa
Mais moi j'm'appelle Wejdene

Tu prends tes caleçons sales
Et tu hors de ma vue
Tu n'as pas de principes
J'te jure sur ma vie
Me tromper avec ma cousine
Mais t'as pas de valeurs
J'ai appelé mon grand frère
Et il vient t'à'l'heure

Nous deux c'est terminé, eh eh
Tu me cherches, mais je suis plus là, ah ah
J'étais déterminée, eh eh
À construire quelque chose avec toi, ah ah
Nous deux c'est terminé, eh eh
Tu me cherches, mais je suis plus là, ah ah
J'étais déterminée, eh eh
À construire quelque chose avec toi…

Nous deux c'est terminé
Nous deux c'est fini
Nous deux c'est terminé
Nous deux c'est fini
Nous deux c'est terminé, eh eh
C'est fini (c'est fini, c'est fini, c'est fini)

Nous deux c'est terminé, eh eh
C'est fini (c'est fini, c'est fini, c'est fini)
Alors c'est bon, tu m'as trompée
Maintenant ben j'vais t'bloquer
Tu rends mes bijoux, cadeaux et n'oublie pas de me ramener les clés
De toute façon c'est comme ça
Nous deux tu peux oublier
Je pouvais dead pour toi
Mais tant pis, tu m'as pas aidée

Histoire des arts

Anissa est une chanson de Mehdi Nine et Wejdene, parue en mai 2020, et massivement diffusée notamment grâce à l’application Tik Tok. Elle appartient aux genre R&B et rap, aux influences de hip-hop, mais il est assez facile de la rattacher aux chansons pop des années 1960 (Sheila, Brigitte Bardot, France Gall…). Si l’on y réfléchit un peu, Anissa est la version 2020 de Tous les garçons et les filles de Françoise Hardy… (Vous en découvrirez ici une très belle relecture contemporaine par la chanteuse Pomme.)

Pour remonter aux origines du rap il faut comprendre que ce style musical, prenant sa vitalité aux sources du funk, apparut réellement en 1979, avec le morceau Rapper’s Delight, du groupe américain Sugarhill Gang, avant que des groupes plus revendicatifs (Public Enemy, Beastie Boys) n’utilisent le flux naturel créé par la possibilité de décorréler les paroles du tempo de la mélodie pour imposer cette diction plus véhémente et possiblement partagée entre les dépositaires du chant, caractéristique du rap. Ce qu’on appelle… le flow.


Edit BONUS du 22/10/20 :

À découvrir comme un bonbon, cette savoureuse parodie d’Anissa, par le groupe d’humoristes Lolywood… Merci à eux !

M. Leclerc

Administrateur du site du collège.

Vous aimerez aussi...

Thank you for your upload