La picachanson n°19 : le Sud

Régulièrement, en cette année picassienne 2020-2021, le collège Picasso vous fait découvrir une chanson. De tous les styles et de toutes les époques, de tous les genres musicaux… Aux confluences de tous les arts et de toutes les traditions, la chanson est sans doute un art mineur… ou plutôt c’est ce qu’elle aime bien nous faire croire, pour nous toucher plus facilement ! Ouvrez vos chakras, vos oreilles et vos cœurs : voici venir la picachanson !

La vie est un grand malentendu. Pourtant, il y a des petits plaisirs qui ne se refusent pas. Des paysages calmes et enchanteurs, des endroits où l’on se sent bien. Et la vie peut parfois avoir du charme… « C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane, / À l’Italie. / Il y a du linge étendu sur la terrasse / Et c’est joli. » Voilà le début de la chanson Le Sud, de Nino Ferrer. Nous l’avons tous en tête : c’est le plus grand succès du chanteur. Une mélodie imparable, un refrain merveilleux, un parfum de vacances. Et pourtant…

Nino Ferrer disait de sa chanson Le Sud qu’elle décrivait le temps « comme s’il s’était arrêté ». Et c’était exactement l’idée de cette chanson : arrêter le temps d’une carrière qu’il ne maîtrisait pas. Décentrer l’attention de sa petite personne, et en revenir à ses vraies envies : la musique. Celle qu’il voulait faire, lui, et non pas celle de ses producteurs. Ni celle que le public attendait… Osons le lien avec Meursault, le personnage du roman L’Etranger, d’Albert Camus, se révoltant dans sa cellule, sentant la mort venir : « Quant à moi, je ne voulais pas qu’on m’aidât et justement le temps me manquait pour m’intéresser à ce qui ne m’intéressait pas. »

Car, en 1973, Nino Ferrer est une star de la chanson. C’est un rigolo, un amuseur. Il fait des chansons légères et drôles, pétillantes, marquées par le son des années 70. Citons parmi ses compositions Mirza, Le Téléfon (qui n’a jamais entendu quelqu’un crier « Gaston, y’a le téléfon qui son » ?) ou les fameux Cornichons. Et il n’est pas facile de sortir de son créneau de nage…

Car de ces chansons rigolotes, Nino Ferrer ne veut plus en entendre parler. Lui, qui se rêvait explorateur, adore le jazz, la rumba, folk et la country. C’est un véritable fou de musique, et ne s’est jamais senti « yéyé » : il ne veut plus être assimilé à la « variété ». Il a déjà composé plus de deux cents chansons, mais se désespère que le public n’en connaisse « que trois », celles où fait le zouave… Alors il veut tout changer, tout défaire. À commencer par la langue de ses chansons : il veut chanter en anglais. Il a été marqué par l’écoute de Neil Young, notamment… (et son album Harvest). Or, le contrat avec sa maison de disque, Barclay, arrive à échéance… Et un bras de fer s’engage : Barclay exige qu »il chante en français, ou ne renouvelle pas le contrat. Nino Ferrer refuse et signe chez CBS… Et c’est ainsi qu’il écrit et chante The South, en duo avec Radiah Frye (pour les boomers : oui, c’est bien la maman de Mia Frye), très déshabillée sur la pochette… pour une chanson mélancolique et déjà envoûtante, mais… qui ne rencontre pas le public.

Convaincu par ses proches, Nino Ferrer finit par accepter d’enregistrer une version en français. Radiah ne chante plus avec lui, mais reste omniprésente sur les images, quitte à passer de choriste à danseuse (comme dans la version présentée ci-dessous) : Nino est têtu, et fidèle…. Les sessions d’enregistrement sont longues et harassantes, sous la houlette d’un des meilleurs arrangeurs d’alors : Bernard Estardy. Il faut carrément exclure Nino du studio, car il n’est jamais content du résultat…

Le succès de cette version sera phénoménal : plus d’un million d’exemplaires vendus. Et il faut bien dire que cette version est simplement hypnotisante. On ferme les yeux, on se laisse prendre à ses paroles, à son atmosphère, ça sent les vacances, le soleil et le dépaysement. On est bien, non ? « On dirait le Suuuud / Le temps dure longtemps / Et la vie sûrement / Plus d’un million d’années / Et toujours en été ». Le français est quand même une magnifique langue à chanter…

Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Car entre la version américaine et la version française, il y a une différence. Un couplet a été ajouté, l’avant-dernier… L’avez-vous déjà réellement écouté ? Sur le même air, la même mélodie, les mêmes harmoniques de douceur, de plaisir et de vacances, mais forcément avec un ton légèrement différent, Nino Ferrer professe : « Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre / On le sait bien / On n’aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire / On dit c’est le destin. » Oui, au beau milieu de cette chanson de pur plaisir, le chanteur vient de nous annoncer que le retour de la guerre est inévitable. Né en 1934 en Italie, Nino Ferrer a vécu la seconde guerre mondiale en tant qu’enfant. Et il sait que les guerres reviennent, inlassablement

Et c’est cela le vrai sens, de cette chanson. Le Sud est une chanson profondément antimiltariste, qui dépeint la dépression de son auteur (il finira pas se suicider, en 1998, d’une balle en plein cœur, dans un champ de blé). Une vision pessimiste ou optimiste du monde, suivant comment l’on voit les choses. Une autre manière, huit ans avant Desproges, de dire « Vivons heureux en attendant la mort »…

Et le dernier couplet de la chanson d’acter la défaite : « Tant pis pour le Sud / C’était pourtant bien / On aurait pu vivre / Plus d’un million d’années / Et toujours en été ». On aurait pu vivre… Un conditionnel passé qui fait mal, non ?

Bonne écoute en attendant le Sud, et à dimanche prochain.

Le Sud
Nino Ferrer

C'est un endroit qui ressemble à la Louisiane
À l'Italie
Il y a du linge étendu sur la terrasse
Et c'est joli

On dirait le Sud
Le temps dure longtemps
Et la vie sûrement
Plus d'un million d'années
Et toujours en été

Il y a plein d'enfants qui se roulent sur la pelouse
Il y a plein de chiens
Il y a même un chat, une tortue, des poissons rouges
Il ne manque rien

On dirait le Sud
Le temps dure longtemps
Et la vie sûrement
Plus d'un million d'années
Et toujours en été

Un jour ou l'autre il faudra qu'il y ait la guerre
On le sait bien
On n'aime pas ça, 
Mais on ne sait pas quoi faire
On dit c'est le destin

Tant pis pour le Sud
C'était pourtant bien
On aurait pu vivre
Plus d'un million d'années
Et toujours en été

BONUS

De nombreux chanteurs et groupes ont repris cette chanson, parfois en exploitant sa portée militante. C’est notamment le cas du groupe Zebda, chantant en direct aux Victoires de la Musique en 1999, quitte à légèrement modifier les paroles de l’avant-dernier refrain pour les faire coller à l’actualité.

Le 11 mars dernier, le groupe Feu ! Chatterton Livrait sa vision du Sud, sur le plateau de Boomerang, l’émission culturelle d’Augustin Trappenard sur France Inter. Retrouvez ici cette version, qui triple malicieusement la dernière attente avant le fatidique conditionnel passé.

M. Leclerc

Administrateur du site du collège.

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