La picachanson n°14 : Another brick in the wall
Régulièrement, en cette année picassienne 2020-2021, le collège Picasso vous fait découvrir une chanson. De tous les styles et de toutes les époques, de tous les genres musicaux… Aux confluences de tous les arts et de toutes les traditions, la chanson est sans doute un art mineur… ou plutôt c’est ce qu’elle aime bien nous faire croire, pour nous toucher plus facilement ! Ouvrez vos chakras, vos oreilles et vos cœurs : voici venir la picachanson !
Attention, complication. Car la chanson du dimanche est à la fois la plus grand succès de son groupe, et celle qui représente le moins son identité. L’histoire d’un grand malentendu. Comment la personnalité d’un homme a pris le dessus sur celle de trois autres (immenses) artistes. Voici la merveilleuse histoire de la chanson Another brick in the wall, du groupe anglais Pink Floyd.
(Comme la vie fait bien les choses, les classes de 301, 302, 304 et 305 viennent d’étudier cette chanson en cours d’éducation musicale avec leur professeur, M. Nguyen.)
Comme d’habitude, pour raconter une histoire, nous devrions revenir au début. Nous serions en 1965, nous parlerions de musique psychédélique, de concerts de trois heures servant à concevoir les albums ; nous évoquerions Pink Anderson et Floyd Council, juste pour dire que personne ne se rappelle d’eux, sinon pour leurs prénoms, qui ont formé le nom d’un des groupes de rock les plus importants du monde ; nous entendrions See Emily play ou Arnold Layne (pour faire le lien avec les Beatles) et Interstellar Overdrive (pour parler de musique expérimentale) ; nous passerions un peu de temps sur la déchéance de Syd Barrett, et forcément nous enchaînerions sur l’album Wish you were here et sa chanson révolutionnaire Shine on you crazy diamond, courant d’un bout à l’autre de l’album, et précisément dédiée à ce dernier. Du coup, nous serions obligés de faire quelques paragraphes sur l’album Dark Side of the moon, plus grand succès musical de tous les temps jusqu’à Michael Jackson, et sa pochette mythique. Par incapacité de non-récursivité, nous reviendrions en arrière pour évoquer les pochettes des albums Atom heart mother (et sa vraie vache normande) et Ummagumma (juste pour le plaisir de revenir avec les élèves sur la notion de mise en abyme). Et là, nous en serions déjà à 20 000 signes. Aussi, passons ces étapes (ou plutôt : gardons-les en stock pour de futures autres picachansons).
Nous sommes donc en 1979. Le groupe Pink Floyd est toujours composé de ses quatre membres historiques, après le départ (forcé) de Syd Barrett : Nick Mason à la batterie, Richard Wright aux claviers, David Gilmour à la guitare et Roger Waters à la basse. L’état d’esprit du groupe avait toujours amené les Pink Floyd à travailler de manière très démocratique : les chansons étaient systématiquement écrites et signées par les quatre membres, tricotées et détricotées en studio, pendant de longues heures. Pour préserver la créativité de chacun, des plages leur étaient parfois réservées. Ainsi, l’album Ummagumma, en 1969, était un double-album au concept parlant : le premier disque, enregistré en studio, contenait des chansons siglées « Pink Floyd », écrites ensemble, profitant des inspirations de chacun. Mais le deuxième album, enregistré en concert (en fait issu de deux concerts distincts), laissait carte blanche, pour chaque moitié de chaque face, à l’un des quatre membres du groupe, aboutissant à quatre ambiances très différentes (et des moments peu écoutables, avouons-le).
En 1977, Roger Waters avait demandé une faveur aux autres membres du groupe : l’aider à développer un projet personnel. Waters avait lu et avait été très impressionné par le livre La ferme des Animaux de George Orwell, sorte de fable dystopique proposant une lecture satirique des régimes communistes et de la société capitaliste, et voulait l’adapter dans un album-concept. Ses acolytes le firent de bonne grâce, et cela avait abouti à un album logiquement très personnel, très politique, Animals.

Notez, sur la pochette de l’album, la grâce poétique du cochon rose volant, telle une baudruche fantomatique, entre les 4 tours de l’usine Battersea Power Station, de Londres.
Mais cela ne suffisait pas à Roger Waters. Ce leadership nouveau lui a plu. Pourquoi continuer à jouer les chansons des autres, quand on pense que les siennes sont meilleures ? Et disposer d’un tel groupe pour pouvoir donner corps à ses créations, il faut avouer que c’est grisant… Or, il a une idée. Encore une idée d’album-concept, mais beaucoup plus ambitieux. Un opéra-rock, à la manière du Tommy des Who… Un album qui s’appellerait The wall : Le mur.
Il faut raconter que, pendant la tournée liée à l’album Animals, le groupe réunissait plus de 80 000 spectateurs à chaque concert, remplissant des stades entiers. Le public n’était plus celui attentif et respectueux des premières années : les membres de Pink Floyd supportaient de moins en moins le comportement des spectateurs, sifflant et hurlant du début à la fin du concert. Le 6 juillet 1977, au stade Olympique de Montréal, pour la dernière date de la tournée, Roger Waters avait même craché en direction d’un fan qui, visiblement alcoolisé, perturbait le spectacle. À la fin de ce concert, David Gilmour n’était pas remonté pas sur scène, lors du dernier rappel.
Et c’est précisément en pensant à cet incident de Montréal que Roger Waters a trouvé le concept de The Wall : bâtir littéralement un mur entre le groupe et le public, ce qui le protégerait d’un nouvel incident semblable. Obsédé par cette idée, Waters y plonge entièrement et totalement, s’investissant comme jamais dans l’écriture. Et c’est au moment de l’enregistrement que les choses se gâtent : plus question pour lui de se laisser imposer des changements artistiques par les autres membres du groupe. Richard Wright, frustré, jette l’éponge (il reviendra finalement pour la tournée qui suivra, mais avec un contrat de musicien, et non en tant que membre du groupe). Les deux autres membres font le gros dos et courbent l’échine… Mais rien ne sera plus jamais comme avant. (Après un dernier album, The final cut, entièrement composé par Waters à nouveau, le groupe se séparera en 1982, et se brouillera quasi-définitivement).

L’album The Wall, sur quatre faces (c’est donc un double-album), est conçu comme un tout : il s’écoute du début à la fin, les morceaux s’enchaînant sans pause, parfois décomposés en plusieurs partie revenant comme un leitmotiv.
C’est un opéra-rock, il raconte donc une longue histoire, mêlant musiques, sons et dialogues, dès l’enregistrement de l’album. On a l’impression d’entendre un film… Et, de fait, un film sera tourné, en 1982, par Alan Parker, à partir de l’album. Mais les tous les sons présents sur l’album existaient avant le film : c’est un objet sonore méticuleux et complet, conçu pour créer des images à son écoute. Et quelles images…
L’album commence avec quelques notes énigmatiques, un air triste et apaisé dont on ne comprend pas le sens, très brutalement coupé par un violent riff de guitare, appuyé à la batterie. In the flesh (littéralement « Dans la chair ») conte l’incarnation-même, la naissance d’un être dans un corps, handicapant scaphandre et maladroit réceptacle des émotions. C’est parti pour le show, le spectacle de la vie, où l’on ne peut jamais être soi-même…
C’est l’histoire d’un anti-héros nommé Pink (tiens tiens), se heurtant à la face du monde comme face à un mur. Avec chaque chanson, mêlant les époques et retournant l’histoire, les épreuves s’accumulent. Il découvre la terrible dangerosité de la vie (The thin Ice), en même temps que sa fragilité. Après la mort de son père pendant la Seconde guerre mondiale (Another brick in the Wall part 1, The happiest days of our lives), il est couvé par sa mère (Mother), puis subit l’éducation anglaise, décrite comme tyrannique et excessivement modélisante (Another brick in the wall part 2 – revenons-y juste en-dessous). Précisément, il se construit alors un mur mental, une sorte de protection contre la violence du monde. Et chaque nouvelle épreuve de la vie vient construire ce mur (« All in all is just another brick in the wall »), ajoutant brique par brique à son incapacité à supporter la réalité. En parallèle à ce processus mental, Pink devient une rock star (Young Lust), se marie, puis se fait quitter (Don’t Leave me now). Il pense alors au suicide (Goodbye Cruel World, concluant le premier disque)…
La deuxième partie de l’album décrit un Pink prenant peu à peu conscience de lui-même (Hey you), mais sombrant peu à peu dans la dépression et même dans la folie, créée par ses propres angoisses et alimentée par les médicaments qu’on lui injecte, notamment pour assurer ses concerts (Confortably Numb, The show must go on). Perdu dans ses hallucinations, Pink se prend pour un dictateur fasciste : ses concerts se muent en meetings néonazis où chacun peut être accusé, battu et banni en fonction de critères arbitraires (Run like hell, Waiting for the worms). C’est alors littéralement sa conscience qui finit par se révolter et qui le soumet à un procès dans lequel il est à la fois accusé et plaignant (The trial). À l’issue de ce procès, le juge ordonnera que le mur soit détruit et que Pink affronte enfin le monde réel (Outside the Wall). Cette dernière chanson, Outside the wall, est dotée d’une mélodie triste et énigmatique, quelques notes chantées avec détachement, presque de l’apaisement. Tiens, ça nous rappelle quelque chose. Oui, ce sont bien les notes du début de l’album, brutalement coupées par la naissance de Pink. Car la vie est un cycle, et Roger Waters insinue que ce cycle est forcément vicieux : chacun de nous construit fatalement ce mur mental, et chacun de nous s’évertue à l’ériger toute sa vie, avant de réussir à l’abattre. On a beau se débattre dans le vide, on en revient toujours là…
Il y a des milliards de choses à écrire sur cet album, notamment concernant sa production, sa composition, sa conception graphique (avec l’incroyable travail du plasticien Gérald Scarfe) ou la manière dont le monde entier s’en est réapproprié l’allégorie, la liant, en 1989, à la chute du mur de Berlin. Mais point trop n’en faut, et revenons à notre picachanson.

« Another brick in the wall » est le nom de trois morceaux de l’album The wall, ils portent tous les trois le même nom, le titre étant simplement agrémenté de la précision « partie 1 », « partie 2 », « partie 3 ». Les trois morceaux reposent sur la même mélodie et le même refrain, mais les couplets et l’orchestration sont différentes. C’est la partie 2 qui a été choisie pour sortir en 45 tours.
Dans ce morceau, nous découvrons la faille personnelle, originelle, de Pink : l’école. Ce personnage aurait été confrontée à des enseignants peu à l’écoute de ses talents, n’hésitant pas à l’humilier en public, tournant en dérision le fait qu’il écrivait des poèmes… L’éducation anglaise des années 50 (mais sans doute pouvons-nous la lier à celle française de la même époque) est décrite comme stigmatisante, modélisante : les élèves doivent rentrer dans un « moule », quitte à broyer leurs personnalités. L’auteur utilise l’image récurrente du hachoir à viande, qui malaxe et amalgame tous les enfants entre eux, pour n’en ressortir qu’un magma indifférencié qui reproduira à l’infini la société honnie par Waters. Car, bien sûr, cet album est en partie autobiographique. Pink, forcément, c’est un peu Roger Waters, qui y retranscrit tous les sentiments qui l’ont tourmenté, notamment au cours de sa scolarité.
Humilié, Pink se protège ainsi en imaginant la vie personnelle bien triste de ce professeur, qui serait dominé par sa « femme psychopathe », et se vengerait ensuite sur les enfants. Il faut rappeler que l’école des années 50 (ici, à Cambridge) était non-mixte et que les châtiments corporels étaient autorisés…
Dans cette chanson, les enfants se révoltent. Mais ce n’est que le fruit des rêveries de Pink. La fin du cours sonne, et finalement le cours a continué dans toute sa rigueur stérile. Regard apeuré de l’enfant. Incurable meurtrissure de sa construction d’individu. Décisive brique de son mur mental.
Le refrain de la chanson est chanté à l’unisson par une chorale d’enfants, reprenant les paroles comme un hymne salvateur : « We don’t need no education », et c’est le moment ou jamais de lever un malentendu : non, cette phrase ne se traduit pas par « Nous ne voulons pas d’éducation ». Car Roger Waters a longuement expliqué (plus tard), qu’il n’était pas contre l’éducation. Il était contre cette éducation-là… Et effectivement, dans la phase « We don’t need no education », nous repérons la double négation : « don’t » est la construction de « do not », et donc le « no » qui suit ne se justifie pas… Sauf à comprendre la phrase ainsi : « Nous ne voulons pas de cette absence d’éducation ». Nous voulons une éducation émancipatrice, respectueuse et vertueuse, pour chacun et pour tous. Si cela existe. Ou plutôt : Si, cela existe.
Pour la petite histoire, c’est une classe de 23 enfants âgés de 13 à 15 ans qui a enregistré le morceau. Mais, pour donner l’effet de masse, le son a été dupliqué et superposé douze fois, aboutissant à l’impression d’une centaine d’enfants hurlant ensemble leur indignation à la face du monde.
Le morceau a marqué les esprits de 1982 et des années suivantes, fort d’un clip reprenant des extraits du film Pink Floyd The Wall, d’Alan Parker. Mais voici plutôt l’extrait du film reprenant la même chanson. Vision glaçante des élèves marchant au pas, affublés de masques couleur chair dotés de trous grossiers pour les yeux et pour la bouche, assis à leurs pupitres comme pour les brider et tombant un à un dans un hachoir à viande. Terrible vision de l’éducation comme d’un formatage. Une vision évidemment satirique et grinçante, qui a marqué tous ceux qui l’ont vue (et entendue).
Bon visionnage, bonne écoute, et à dimanche prochain.
When we grew up and went to school There were certain teachers who would Hurt the children any way they could But in the town it was well known When they got home at night, their fat and Psychopathic wives would thrash them Within inches of their lives Here we go We don't need no education We don't need no thought control No dark sarcasm in the classroom Teacher leave them kids alone All in all it's just another brick in the wall. All in all you're just another brick in the wall.
